lundi 1 août 2016

Un autre jour pour mourir



Un autre jour pour mourir de Carole Declercq aux éditions Terra Nova


« J'ai été dès le départ l'un de ces êtres parfaits dont on attend qu'ils croissent, vivent puis s'éteignent dans un état de sublimité absolue. Un être qu'on ne jalouse même pas tant il nous paraît hors de la réalité. Un être de magazine spécialisé et de couverture de luxe. Un être que rien ne fait dévier d'une trajectoire balisée par les feux de la rampe. Ou alors, il faut avoir pris soin de glisser un scrupule ou deux dans l'engrenage. Je me suis donc mise à les chercher, ces petits cailloux, car, très vite, très tôt, dès l'âge de la conscience, je me suis mesurée à mes parents et j'ai vite compris que je n'étais pas à la hauteur. »

Séphanie Rettner, 27 ans, violoniste, est issue du sérail. Son père est le chef d’orchestre mondialement connu, Walter Rettner et de la soprano Alessandra Monti-Sabatini. Fruit du mariage entre le feu italien et la glace helvète, la jeune femme ne se sent pas à la hauteur, elle se sent tiède. Elle n’a pas été touchée par la grâce. Ses amours ne sont pas plus heureuses, elle vient de se faire plaquer par Dimitri, pianiste virtuose russe. C’est en Suisse qu’elle va consoler son chagrin, sous l’aile protectrice de Claudine sa belle-mère.

Elle passe ses journées à pleurer et à se passer en boucle les enregistrements du célèbre violoniste Stefan Fraundorfer. Sa musique la chavire, elle est touchée au plus profond par son jeu plein d’émotion. Stéphanie n’a plus qu’un seul but, devenir l’élève du maestro. Les choses s’annoncent compliquées puisque le musicien s’est retiré, vit tel un reclus dans son appartement viennois et n’accepte plus d’élève. Pourtant la jeune femme déterminée arrive à ses fins.

Ces deux là font connaissance et le moins qu’on puisse dire est que les choses ne commencent pas de la meilleure des façons. Le vieil homme autoritaire et austère fait jouer à la jeune concertiste les variations de Ah ! Vous dirais-je maman, une honte pour la violoniste. Première prise de bec mais le maestro accepte de dispenser son savoir à la jeune femme. Elle a une bonne technique mais son jeu manque d’émotion, cette grâce qu’elle est venue chercher auprès de lui.

« - Vous comprenez, me fait-il au bout d'un moment de sa voix de basse. Il ne suffit pas de savoir jouer. La technique, vous l'avez très certainement, bien que votre démonstration ne m'ait pas convaincu. Je ne m'intéresse pas aux singes savants, mais aux gens capables d'émouvoir un caillou. J'ai bien dit : un caillou. Avec un pipeau, des cymbales, un tambour de machine à laver. Une cuillère en bois. Que sais-je encore ! Dix doigts, une voix, une pensée. Une petite statuette d'art étrusque un peu bancale, inégale, grêle, m'a souvent plus ému qu'une somptueuse direction de Furtwangler. Encore une question, mademoiselle Rettner, mais elle est d'importance quand on prétend jouer du violon à un certain niveau. Avez-vous un jour souffert ? »

La jeune femme cherche à percer l’armure du vieil ermite, elle sent qu’il cache un secret. Pourquoi est-il si distant, pourquoi porte-t-il un regard si désabusé sur le monde, et pourquoi refuse-t-il qu’elle travaille La Chaconne de Bach alors qu’elle doit l’enregistrer prochainement ? Un jour que son maître la laisse seule dans le salon, Stéphanie va découvrir ce que cache le caractère du maestro. Une question se pose à elle, pourrait-elle trouver le bonheur en redonnant vie à un vieil homme revenu de tout ?

Un autre jour pour mourir, le deuxième roman de Carole Declercq est un roman envoûtant, la musique des mots comme celle de La Chaconne de Bach ne nous lâche pas un instant. C’est beau, c’est puissant, ça vous fait vibrer le cœur et l’âme. Nous suivons pas à pas Stéphanie qui a hérité de la passion italienne de sa mère et de la rigueur suisse de son père, dans son entreprise de démolition de la carapace de Stefan cet homme marqué par l’histoire. Vienne est aussi un personnage à part entière de ce roman. Cette ville phare de la culture qui n'a pas su reconnaître comme toute l'Autriche sa part de responsabilité dans les horreurs perpétrées pendant la deuxième guerre mondiale. Un livre à lire en écoutant La Chaconne de Bach, les mots de Carole Declercq accompagnant parfaitement la musique de Bach ou l’inverse, on ne sait plus. J’y ai retrouvé magnifiée la plume découverte dans le précédent roman de Carole Declercq : Ce qui ne nous tue pas… Un gros coup de cœur.


« -La littérature et la musique avancent de front, me répète-t-il à l'envi. Elles forment l'attelage qui fait progresser l'humanité et reculer l'obscurantisme. Elles se nourrissent l'une de l'autre. Savez-vous que je ne lis qu'en écoutant de la musique et que je ne peux m'empêcher d'établir des correspondances entre phrases et phrasés ? Entre écrivains et compositeurs ? C'est une espèce de valse-tourbillon, d'abysse insondable, vertigineux. Cela peut m'occuper des heures. Une journée entière, parfois. Une poignée de mots peut me figer, me torturer avant que la révélation musicale ne se fasse jour dans mon esprit. Berlioz pour Les travailleurs de la mer d'Hugo. Telle sonate de Mozart sur un poème de Nerval. Rachmaninov pour Pouchkine. Debussy et Thomas Mann. C'est inexplicable, c'est parfois injuste ou insensé, mais c'est comme cela. »


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